L’analyse du record du monde de Kelvin Kiptum par Véronique Billat
Alors que le record du monde sur marathon de Kelvin Kiptum en 2h00’35’ interroge, Véronique Billat, physiologiste de renom partage l’analyse de sa course. Le champion kenyan a passé 66% de son marathon sous sa vitesse moyenne !
Qui est Véronique Billat ? Cette physiologiste française, professeure des universités, détentrice d’un brevet d’état 3e degré d’athlétisme, a notamment fondé la méthode d’entraînement BillaTraining et publié le livre Révolution marathon (Editions DeBoeck).Elle utilise également une analyse statistique développée par Jean-Renaud Pycke, maître de conférences à l’Université d’Évry Val d’Essonne, laboratoire de Mathématiques et Modélisation. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/35206654/
Véronique Billat, quelle est votre analyse de la course de Kelvin Kiptum, nouveau recordman du monde de marathon en 2h00’35 »?
« J’ai pris le temps d’analyser chacun des 42 kilomètres de sa course à Chicago. Kelvin Kiptum a passé 66% de sa course en dessous de sa vitesse moyenne (21,02km/h). Puis entre le 30e et le 40e km, il a couru le dernier 10 km en 27’51’’. C’est ce qui interpelle beaucoup de monde car le chrono équivaut à la 5e meilleure performance française sur la distance par exemple. Mais ce qu’il faut plutôt voir, c’est qu’il a passé la majorité de sa course en dessous de sa vitesse cible. Il a ainsi ménagé son métabolisme glucidique, en utilisant à la fois des sucres et graisses. Cela lui a permis de terminer très vite, sans prendre le mur du marathon car il n’était pas en déficit de glycogène, le fameux carburant du muscle. Ce n’est que de la physiologie. Il faut comprendre que chacun a un profil énergétique propre. Et c’est ce qui est fascinant dans la course et le marathon. Le message derrière tout cela c’est qu’il existe plusieurs façons de faire une performance en fonction de son profil énergétique. »
Et si l’on compare le marathon de Kelvin Kiptum, au marathon d’Eliud Kipchoge, lors de son précédent record du monde à Berlin en 2022, cela donne quoi ?
« A Berlin en 2022, Eliud Kipchoge a passé 52% de son marathon en-dessous de sa vitesse moyenne. Le schéma de sa course formait un U. Il est parti vite, très vite avec un premier kilomètre couru à 22,5 km/h (soit 2’43’’) d’ailleurs, a ralenti, avant d’accélérer sur la fin. La signature de course de Kiptum est bien différente. Il est resté en-dessous de sa vitesse moyenne jusqu’à 30e km, puis il s’est arraché sur les dix derniers kilomètres. C’est une autre stratégie de course. Il n’y en a pas une meilleure que l’autre puisque chacune correspond à un profil physiologique. »
Rien ne vous paraît donc « déconnant » en analysant les temps de passage de Kelvin Kiptum ?
« Non, rien. Cela ne m’étonne pas plus que des gens qui partent en trombe, ralentissent et ré-accélèrent sur le final. Kiptum n’est pas plus un extraterrestre qu’un Kipchoge qui, à Vienne en 2019 sur son marathon en 1h59’ a passé 90% de sa course en dessous de sa vitesse moyenne. Et qui termine comme un malade, une fois qu’il a été lâché par ses lièvres. »
Beaucoup se questionnent sur le profil de Kelvin Kiptum. Sans référence sur la piste, quasi inconnu qui déboule sur marathon à 23 ans. L’inverse d’une carrière construite sur le long terme par Eliud Kipchoge…
« Kelvin Kiptum n’est pas tout à fait un inconnu, d’abord. Avant de s’aligner à Chicago, il avait déjà terminé deux marathons en réalisant deux des cinq meilleurs performances mondiales (2h01’53’’ à Valence en décembre 2022, puis 2h01’25’’ à Londres en avril 2023, ndrl). Ensuite, chacun joue avec ses armes. Kiptum est jeune, il a 23 ans. Son arme à lui, c’est qu’il doit avoir un cout énergétique optimal, c’est-à-dire très bas. C’est un profil de coureur économe. ll a un gros moteur VO2, ce qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec son très gros volume d’entraînement (jusqu’à 300 km par semaine, selon son entraîneur, ndrl). Eliud Kipchoge lui, a un profil bien différent, avec une grosse réserve de puissance,car c’est un coureur de 1500 m à la base.
Kiptum n’a pas fait de piste lui. Certes. Il aurait fallu qu’il commence à courir bien plus jeune pour cela, dès la catégorie junior pour espérer faire sa place. Passé 20 ans, il est trop tard pour briller sur la piste. D’autant qu’il faut aussi avoir le manager capable de décrocher un ticket pour un meeting. Les places sont chères, il n’y a que 8 couloirs. Sur un marathon, il est bien plus simple de s’aligner au départ, et il y a aussi plus d’argent à la clé. »
Ce nouveau record du monde de Kelvin Kiptum divise aussi sur fond de dopage au Kenya. Qu’en pensez-vous, Véronique Billat ?
« C’est un peu comme si tout le monde considérait qu’il était dopé. Du coup personne ne se mouille trop ni ne s’émeut de sa performance. Il y avait le délit de sale gueule, il y a maintenant le délit de sale performance. C’est un peu dommage car, à ce que je sache, il ne s’est pas fait choper en trois marathons, et son record est validé par la World Athletics. »